Ou, l’instrumentation de l’affect des publics en ligne ne montre-t-elle pas vite ses limites ? Voire, le community management n’est-il plus qu’une affaire de dressage de LolCats (et de fruits qui dansent) ? Bref, ne faut-il que s’arrêter à la recherche d’une meilleure « image » au risque de ne favoriser que le développement d’interactions appauvries et accompagner (involontairement) une forme de « capitalisme émotionnel ou affectif » pour le plus grand bénéfice des acteurs dominants du web ? Un ensemble de questionnements dont voici les contours.
Le LoL comme premier levier « d’engagement » ?
La coupe du monde de foot nous offre actuellement de nombreux exemples de stratégies de communications sur le web. « Stratégie » apparait d’ailleurs comme un terme un peu fort : plus que des stratégies les organisations développent des tactiques afin de s’insérer au mieux dans le flux des échanges, et capter leur part d’attention.
Les exemples ne manquent pas pour démontrer la manière dont les entreprises « profitent du temps réel », rebondissent sur « le buzz », et bien évidemment jouent sur la corde de l’humour à répétition. La question, de mon point de vue, n’est pas de juger de l’effet comique ou non de ces tactiques, mais de questionner leur réelle efficacité sur le long terme, voire le rapide épuisement attentionnel qu’elles provoquent. D’ailleurs, l’affect ne se résume pas au seul levier de l’humour…
Pour aller plus loin, on pourrait même se demander si la volonté d’appauvrir les discours, de ne choisir que la facilité pour générer des interactions rapides, ne va pas petit à petit décrédibiliser les métiers du web (community management en tête) ? Et cela non pas pour les publics (le retweet ou le like étant le niveau 0 de l’interactivité numérique) mais pour les organisations et les investisseurs eux-mêmes. En reformulant la question d’un point de vue marketing : y-a-t-il un ROI sur le LoL ? Et un avenir…
Votre (e)réputation ne se résume pas à « l’image que l’on a de vous »
De mon point de vue, l’un des facteurs central pouvant expliquer cette frénésie de la blagounette facile et répétitive se trouve dans les discours tenus sur l’objectif des stratégies de communication numérique, dont l’un des premiers est la construction d’une réputation.
Lorsque l’on regarde les approches (toujours les même depuis 8 ans) et discours définissant la réputation en ligne, la notion d’image y est systématique. L’image mentale (que l’on développe en suite en « image de marque ») est le versant affectif et cognitif de la réputation. Lorsqu’un individu est exposé à l’action ou au discours d’une organisation, il va ainsi articuler un ensemble de représentations (issues de sa culture, de ses expériences, des informations qu’il traite, etc.), que l’on traduit par la notion d’image. Mais cette focalisation sur la notion d’image pose alors plusieurs problèmes :
==> L’image mentale n’est pas accessible pour une organisation (et pour personne). Un jour peut-être les approches de « neuromarketing » auront fait leurs preuves, ou nos cerveaux seront des objets connectés. Pour l’instant, l’image est dans la tête de vos publics… et reste dans la tête de vos publics.
==> Croire que chaque internaute va accéder aux informations de la même manière, et ainsi produire la même image, c’est penser que les usages du web sont homogènes, que tout le monde sait se servir d’un moteur de recherche (vu que « votre image, c’est Google » selon Chris Anderson), appréhende les interactions permises par les plateformes de manière similaire, ou encore a les mêmes référents culturels…
==> La communication suppose un commun, l’image est une production individuelle. Produire (seulement) de l’image c’est donc exclure une partie des publics, générer de possibles crises (et là aussi les exemples de communication dont l’humour est mal accepté sont légions), réduire les activités cognitives des « cibles » et ainsi petit à petit les interactions possibles.
==> L’image est fugace et se déforme dans le temps. Si l’on peut donc rigoler (voir partager) une photo d’ananas, ce n’est pas pour autant que celle-ci deviendra un marqueur mémoriel, et influera ensuite sur les relations avec l’ananas l’entreprise qui diffuse la photo.
==> Le principal levier pour générer de l’affect… est de jouer sur l’affect. Et l’humour, la peur, la tristesse sont des leviers avec lesquels il parait évident de générer/provoquer des émotions. Ce qui nous amène aux questionnements de ce billet donc, et dont nous discuterons des effets négatifs un peu plus loin.
Pourtant la réputation, et dans un certain sens les effets de la communication, sont mesurables. Et, oh magie, le numérique est construit de nombres qui permettent ces calculs… Mais avec de nombreuses limites là aussi. Vu que les organisations aiment les mesures chiffrées, le professionnel du web peut vite valoriser ses actions par des indicateurs produit par les plateformes : retweets, likes, audience… Dans un web où tout le monde fait du « social », le public avec lequel on veut se socialiser se réduit alors à sa capacité à presser sur un bouton, à ses traces d’usages qu’il égrène à chaque interaction, et devient ainsi un « public numérique » dont on ne sait rien hormis qu’il a cliqué suite à tel ou tel discours. Mais ici encore, rien sur l’effet réel de cette instrumentalisation de l’affect, et encore moins sur l’apport aux stratégies des organisations.
Quelques limites à ne jouer que sur l’affect et l’image
Bien entendu, il n’est pas question ici de combattre ou discréditer toute « stratégie » reposant essentiellement sur l’image et jouant sur l’affect. Mais surtout de pointer certaines limites, ou risque potentiels à plus long terme.
1. Cela favorise le modèle économique des plateformes…
Les plateformes web et surtout les acteurs dominants (Google, Facebook, etc.) ont compris depuis longtemps que monétiser l’attention est le meilleur moyen de générer des bénéfices. Ce capitalisme cognitif instrumente de plus en plus l’affect, le like de Facebook en étant le meilleur exemple. Rien d’étonnant donc de voir en « trending topic » des photos de chats, des blagues d’ados, etc.
Deux bons exemples sont Google+ et Twitter. En tant qu’utilisateur quotidien (surtout lecteur) de Google+, il est facile de remarquer que la majorité des posts étiquetés « populaires sur Google+ » sont les mêmes… que sur Facebook : vidéos « amusantes », textes (remplis de fautes) jouant sur les émotions, paysages de rêves, etc. S’il est difficile de dire que l’algorithme de Google+ favorise intentionnellement ce type de contenu (qui, pour rappel, a peu de rapport avec les contacts que vous suivez), il valorise néanmoins l’idée que l’audience est un critère central de la communication sur le web… Et vu que l’affect génère de l’audience, la boucle est bouclée. Les organisation se retrouvent ainsi « incitées » à produire de l’image pour gagner en visibilité, quitte à ne faire que reproduire aveuglément et sans prise de recul les modèles d’usages et informationnels voulus par les plateformes.
Twitter, quant à lui, vient d’annoncer l’arrivée des « gifs animés » (enfin des vidéos depuis Vine). Cela s’inscrit dans la volonté de Twitter de s’assurer un business model fiable (j’en parlais… il y a 2ans). Et qu’est-ce qui assure ce modèle de rentabilité : l’humour (gifs), la mise en avant systématique des hashtags les plus « légers », la contrainte des usages (bientôt une sélection des tweets dans les timelines ?), la valorisation des « favoris » (qui apparaissent maintenant dans ma timeline)… Bref, jouer sur l’affect des utilisateurs, voire l’instrumentaliser.
2… et pas forcément celui de entreprises
Si l’objectif de l’organisation est de générer de « l’engagement » alors, oui, les lolcats sont le meilleur moyen. Facebook, me semble-t-il, vient récemment de mettre fin à une certaine hypocrisie : vos contenus sont une forme de publicité, et faire de la publicité et bien c’est payant.
Mais comme le soulignait brillamment ce matin Xavier de la Porte sur France Culture, la publicité en ligne serait inefficace. Citant John Wanamaker, « Je sais bien que la moitié de l’argent que je dépense en publicité, je le gaspille, mais je n’arrive pas à savoir de quelle moitié il s’agit. », le journaliste m’offre ainsi une transposition : je sais bien que la moitié de l’argent que je dépense en stratégies web à base de LoL, je le gaspille, mais je n’arrive pas à avoir de quelle moitié il s’agit… Car les études sur l’efficacité de la publicité (hors-ligne) se concluent souvent par un « apport en image de marque ». Mais difficile de dire ce en quoi cette image influe concrètement sur le chiffre d’affaires.
Alors, on mesure : hors-web par des entretiens déclaratifs et autres sondages dont les limites ne sont plus à présenter, et sur le web par la computation de nombreux critères de mesure. Par analogie, on pourrait dire qu’évaluer la réussite d’une stratégie basée sur l’affect avec les mesures du web revient à mesurer l’humour d’un comique par les décibels des rires qu’il provoque. Cela parait peut être rassurant, mais ne dit en rien de ce qu’il restera de ses sketchs dans l’esprit des publics ensuite, s’ils reviendront le voir, etc.
3. Cela dévalorise les métiers du web, et spécialement celui de community manager
A suivre les usages édictés par les plateformes, à ne mesurer le « ROI » que par leurs seuls indicateurs, à ne reproduire que les traits d’humour qui ont « fait leurs preuves » (enfin leurs RTs), les stratégies des organisations s’uniformisent… Les community managers deviennent alors peu à peu des techniciens, qui sont là pour reproduire les bonnes blagues des autres (ou y répondre), presser le bon bouton après avoir payé la plateforme pour faire de la publicité ou, au mieux, maitriser Photoshop afin de rajouter du texte sous une photo de chat.
Rien d’étonnant alors de voir apparaitre, comme pour la veille en e-réputation d’ailleurs, des offres low cost. Telle celle des Pages Jaunes qui propose la création et la modération d’une page Facebook pour 25€/mois. Les professionnels du métier auront beau en rire ou être consternés, force est de constater que si le community management se résume à avoir de l’humour et suivre le mouvement, sans réussir à donner une mesure fiable de ses résultats au-delà de quelques chiffres (normal, il est difficile de mesurer une « image mentale »), alors à quoi bon effectivement investir des milles et des cents dans ce genre de stratégies ?...
4. Cela entraine une représentation biaisée des publics
Comme je l’ai souligné précédemment, la communication suppose un commun que l’affect ne permet pas. La notion de « génération Y » si chère à certains professionnels, trouve selon moi du sens ici, ou plutôt pourrait expliquer cette focalisation sur l’affect. Si nous sommes « dans un web de jeunes », alors il parait normal de faire de l’affect le principal levier de communication (car le « jeune » aime l’humour, il est globalement très sensible, c’est bien connu).
Mais quid des autres (jeunes ou moins jeunes) qui souhaitent entrer en contact pour des questions pratiques, qui ne comprennent pas l’humour proposé (ou qui s’en fichent royalement), qui ne s’intéressent pas aux « idées amusantes » proposées par les entreprises, etc. ? A n’évaluer ses stratégies que par les traces d’usage, et à ne provoquer l’interaction que par l’affect, les organisations ne croient s’adresser qu’à un public en demande de ce genre de contenus. Et en produit donc pour satisfaire ce public. Et exclue les autres. Et ne mesure que les interactions de ceux que cela intéresse, et ainsi de suite…
5. Cela n’aide pas à la prise de décision… et rend difficile l’insertion du web dans les stratégies globales des organisations
« Les entreprises n’ont pas encore compris l’intérêt du « digital » », « toutes les entreprises ne sont pas sur les médias sociaux »…
Ok, mais peut-on leur en vouloir si le levier le plus efficace qu’on leur propose est de faire du lol ? Si même la CIA arrive sur Twitter avec une blague, alors parler « sérieusement » du web devient légèrement difficile…Mais après tout, me direz-vous, peut être que « le web » s’en sortirait mieux s’il restait animé par un esprit potache et pas uniquement commercial (malheureusement je pense qu’il est trop tard) ?! Certains professionnels vont donc d’un côté argumenter sur le fait que le web doit être au centre de la communication des organisations, et de l’autre mettre en avant ou insister sur les stratégies ne visant qu’à générer de l’image par le biais de contenus « affectifs », faciles à digérer et donc encore plus faciles à oublier.
Au final…
Je m’arrête là afin de préserver votre temps de cerveau disponible, et ainsi vous laisser libre d’orienter votre attention sur des poireaux qui chantent ou des chats qui téléphonent.
Plus sérieusement, enfin moins cyniquement, le but ici n’est pas de regrouper tous les professionnels ou toutes les organisations sous la même enseigne : toutes les organisations ne cherchent pas systématiquement à produire des « images mentales », autant qu’elles ne font pas reposer leurs stratégies sur les objectifs commerciaux des plateformes.
De même, si une marque est à proprement parler un signe distinctif, il est alors nécessaire d’orienter les interprétations possibles. Dans le cas d’Oasis par exemple, on comprend alors mieux que le côté « fun » et humoristique colle bien avec ces interprétations voulues pour une marque de jus de fruits destinée à une tranche d’âge spécifique. Pour beaucoup d’autre la question reste (et vous est) posée ?... Après tout, et comme le disais Henri Salvador, « faut rigoler » avant que la neutralité du net, la NSA ou des drones publicitaires nous tombent sur la tête.
Et vous, pensez-vous que jouer sur l’affect est la meilleure stratégie ? La recherche constante de l’audience, de « l’engagement » ou du retweets est-elle la seule finalité d’une stratégie web ?!