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Alors que dans un précédent billet je parlais de « capitalisme affectif ou émotionnel » pour souligner les stratégies des entreprises sur le web (à base de lolcats et autres contenus larmoyants/humoristiques), voilà que Facebook crée l’émoi en publiant une étude sur les résultats d’une expérience. Quelle expérience ? En substance, celle-ci vise à démontrer qu’une plate-forme web favorise la diffusion d’une émotion… Et surtout, de mon point de vue, cela montre que Facebook (et les autres –Twitter, Google, etc.) réfléchissent un peu plus à la manière de capitaliser (i.e. générer des bénéfices) sur nos « émotions ».
Je ne reviendrai pas ici sur le fond de l’étude… D’une part par manque de temps (d’où un billet qui –pour une fois- se veut court). Mais aussi car d’autres l’on bien fait :
==> Olivier Ertzscheid, qui soulève des problématiques sous-jacentes liées notamment à des questions de gouvernance (quid de l’impact de ce genre de « manipulations » dans nos sociétés démocratiques et sur-médiatisées ?) ;
==> Eglantine Schmitt qui questionne très justement la pertinence de l’étude, autant que l’emploi et la signification du terme même « d’émotion » ;
==> Antonio Casilli, qui nous présente un ensemble de ressources et de critiques sur cette « expérience » que je vous invite bien entendu à lire.
Pour ma part, je ne questionnerai pas non-plus « l’éthique » derrière ce genre d’étude, ni l’étonnement (un peu naïf parfois ?) suscité : quoi, Facebook fait ce qu’il veut sur SA plateforme ! Incroyable, leur algorithme n’est donc pas « neutre » et encore moins « organique »…
Ce qui m’intéresse est la manière dont les plateformes vont petit à petit se focaliser sur cette part d’affect afin de générer des bénéfices, et les interrogations nécessaires pour produire un cadre d’observation à ce qui me semble être une forme de capitalisme affectif/émotionnel. Bref, voici trois cadres d’analyse (macro, méso, micro) qui m’apparaissent comme nécessaires pour questionner cette économie de l’humeur. Et que je développerai au fur et à mesure sur ce blog et ailleurs.
Macro : quel modèle économique de l’émotion ?
Les plateformes du web se basent depuis longtemps sur une économie de la réputation. Comme je l’ai déjà souligné mainte fois, la réputation articule une part de rationalité et une part d’affectivité. Force est de constater que les modèles glissent peu à peu de cet aspect rationnel à celui affectif. Google, avec le PageRank, a voulu rationnaliser par le lien hypertexte le classement des pages web. Avec Google+ et l’AuthorRank, il met l’identité au centre de son classement, et donc propose d’orienter ses usagers par le biais de marqueurs affectifs, soit les attributs identitaires de nos « contacts ». Twitter, dont le modèle se base sur l’échange d’information, glisse un peu plus vers une mise en avant de ce qui « fait tendance », de ce qui est « populaire » et donc généralement motivé par des élans émotionnels . Facebook, quant à lui, visait à ses débuts à mettre en contact des individus dispersés à travers le monde, et cette dernière expérience nous montre donc qu’il commence à se questionner sur une instrumentalisation de nos « humeurs »…
Question (de recherche/analyse/observations) 1 : quelle financiarisation pour la captation de nos affects ?
Mon hypothèse est que les organisations/entreprises (ceux qui payent pour de la publicité) seront les premières à investir (à tort ou à raison) dans cette instrumentalisation de l’émotion. D’une part car leurs stratégies de community management reposent de plus en plus sur ce levier. D’autre part car l’image, l’engagement ou encore la fidélisation sont au centre des stratégies marketing depuis longtemps.
Question 2 : comment valoriser nos émotions ?
Le capitalisme suppose l’accumulation d’un capital (ici émotionnel donc). La question va être, pour les plateformes, de définir la manière d'en tirer profit au-delà de la publicité. Pour les plus pessimistes, il est clair que l’hypothèse d’une accaparation par certains gouvernement autocratiques (ou non) de ce capital favorisera des forme de propagandes « efficaces ». Pour les plus optimistes (les entreprises et leurs marketeurs) définir l’humeur à un instant T d’un groupe d’individu pour ensuite influer sur celle-ci représente un enjeu fort dans des sociétés où le marché doit se « réguler par lui-même ». Mon hypothèse est alors que le stock d’émotions et la capacité à le générer, comme la réputation d‘ailleurs, va petit à petit devenir un « bien » que l’on pourra estimer, qui sera échangé ou vendu, qui participera à la cotation en bourse des organisations, à la valorisation des start-up, etc.
Question 3 : qui va réguler ce marché ?
Mon hypothèse : les algorithmes des plateformes... Tout comme Google régule aujourd’hui notre langage par le biais de sa plateforme d’enchères Adwords (capitalisme linguistique). Bientôt des enchères pour rebondir au mieux sur les émotions des usagers des plateformes ?
Question 4 : quels discours d’accompagnement ?
Mon hypothèse : après le « privacy washing » faisant suite à l’affaire PRISM, les plateformes (et surtout Facebook pour le coup) vont avoir fort à faire pour ne pas donner la sensation d’une « manipulation ». Comme les « big data », j’ai tendance à penser que les praticiens seront les premiers promoteurs des avantages et bénéfices d‘un tel traitement et d’une monétisation de l’émotion. De même, la lecture attentive des CGU des plateformes nous en apprendra surement plus au fur et à mesure.
Méso : quelle médiologie de l’émotion ?
La place des algorithmes, autant que le design des interfaces, est centrale dans cette analyse du déploiement d’un capitalisme affectif sur le web.
Question 1 : quelle politique des algorithmes ?
Mon hypothèse : les algorithmes des plateformes vont peu à peu rationnaliser l’affect à partir de leur traitement des traces d’usage. Autrement dit, les algorithmes vont définir de nouveaux critères plus « ordinaires » (au sens de De Certeau), tant cet ordinaire de la communication repose plus sur des ressorts émotionnels que sur des réflexions profondes… Il convient alors de questionner ces critères, et surtout leur signification pour ceux qui les choisissent : popularité ? Pertinence ? Réputation ? Autorité ? Plus que le mécanisme de computation donc, c’est surtout ce qui est calculé, et la finalité du calcul, qui me semblent essentiels.
Question 2 : quel design des plateformes ?
Hypothèse : pour produire de l’émotion, il faut diffuser du contenu, et donc faciliter là-aussi sa production. Si le like de Facebook, ou les hashtags sur Twitter, sont à la fois des éléments de navigation et des entités sémiotiques, observer la manière dont le design des interfaces va évoluer pour faciliter le « marquage » des informations par des indicateurs émotionnels peut nous en apprendre plus sur le déploiement de ce capitalisme émotionnel.
Question 3 : quels marqueurs de l’émotion ?
Mon hypothèse : si la réputation devient le marqueur central de l’autorité d’une entité sur le web, alors la commensuration des émotions se traduira par des nouveaux marqueurs qui participeront à la fois au traitement algorithmique et à la navigation sur le web. Bientôt un « klout » émotionnel ? Les professionnels de l’e-réputation pratiquant « l’opinion mining » se limitent aujourd’hui à un triptyque positif/négatif/neutre, il y a donc beaucoup à faire sur la qualification des « sentiments »…
Micro : quelle place de l’individu ?
Question 1 : quel traitement des données personnelles ?
Mon hypothèse : les discours, les stratégies des organisations autant que le design des interfaces vont accentuer le dévoilement de soi sur les plateformes. Il s’agit alors d‘observer la manière dont les dispositifs vont construire un cadre d’expression favorisant une sensation d’entre soi, et donc un don de l’intime.
Question 2 : quel statut des « ouvriers du numérique » ?
Mon hypothèse : la question du « digital labor », et par extension de la valeur générée par les nouveaux ouvriers du numérique, va devenir centrale dans une économie de la réputation et un capitalisme cognitif accru. Qui plus est si l’émotion, générée par les contenus produits par ces « travailleurs », devient monétisable, voire l’un des principaux facteurs de rentabilité de certaines plateformes.
Question 3 : quel impact sur nos fonctions cognitives ?
Mon hypothèse : si, comme le souligne (schématiquement) Daniel Kahneman, notre système de pensée fonctionne sur un mode instinctif (vitesse 1) et réfléchie (vitesse 2), alors la sollicitation constante de nos émotions va provoquer une hypertrophie de notre mode instinctif. Questionnant alors notre rapport à l’apprentissage, à nos relations aux autres ou encore aux médias et à l’information.
Au final : il n’y a pas de final
J’ai écrit ce billet un peu rapidement : je vais donc l’amender, y ajouter des questionnements et des références dans les semaines à venir. Je suis aussi preneur de vos remarques, réflexions, etc. dans les commentaires.
J’observe depuis quelques années la montée en puissance de la notion de réputation dans le fonctionnement du web (au-delà de la notion écran d’e-réputation), et je pressentais depuis quelques temps que son instrumentalisation devenait un nouvel enjeu des acteurs dominants du web. Là où je misais plus sur l’aspect « rationnel » de la réputation, force est de constater que c’est l’affect qui devient central. L’idée de capitalisme émotionnel/affectif m’offre ainsi un cadre d’analyse plus large dans lequel les stratégies des plateformes, les tactiques de organisations et les usages des internautes semblent (mais cela reste à observer) s’articuler pleinement. Vous allez donc en entendre souvent parler sur ce blog :-)
Et vous, en tant qu’usagers, avez-vous la sensation que vos émotions sont « manipulées » ? Quelle place prend l’affect dans votre navigation ordinaire et quotidienne sur le web ?!